Middle Eastern and East Asian Glimpses – Sylvan GHARBI
MUMBAI – Bombay a été rebaptisée Mumbaï il y a environ dix ans. Ce changement de nom s’inscrit sur la vague nationaliste indienne tendant à remettre en valeur le patrimoine du Sous-Continent au détriment de l’héritage britannique.
Malgré cette volonté du gouvernement de New Delhi, des habitudes nostalgiques perdurent parmi bon nombre d’Indiens qui comme autrefois, continuent d’utiliser Bombay comme nom de référence, en parallèle à la nouvelle appellation. Ceci se répercute à travers le pays. En Inde, chaque ville petite moyenne ou grande, où l’on trouve peu de noms de rue indiqué, détient au moins deux noms officiels orthographiés et prononcés différemment. La situation cartographique indienne est donc très compliquée.
Mumbaï vu de loin…
Voici ce qu’ont été mes trois premières heures à Mumbaï…
On est dans l’avion. Un faible air de musique classique se répand dans la cabine, les yeux s’ouvrent, picotent. Bâillement, étirement des enfants. Une question est sur toutes leurs lèvres : « on est où ?.» Un rapide café nous est servi. On annonce un atterrissage imminent. Je jette un œil par le hublot. Il fait encore nuit. Mumbaï affiche sous ses airs nocturnes et quelques signaux clignotants le long du littoral, un visage pâle cerclé d’un mince filet de lumière sur la mer d’Arabie, un reflet noyé dans le lointain. L’avion se pose. On débarque. Ce matin là, il est très tôt, cinq heures. J’ausculte d’un regard méfiant les bâtiments de l’aéroport encore désert. Les couloirs sont tranquilles et le passage aux douanes se passe sans encombre. Et toujours rien. Il n’y a même aucun rat en vue. Tout est propre, tout est calme. La voie est libre.
Je pensais sans cesse à ces odeurs affolantes tant évoquées… en vain, cette agression mythique n’émanait de nulle part, rien n’assiégeait mes sens, rien qui ne fut digne d’être aujourd’hui mentionné. Or, cette ville selon la rumeur ne s’exprimait qu’en superlatifs, donc j’avais probablement affaire à une fausse humilité… un constat qui serait évident un peu plus tard. Pour l’instant, j’en restais à ma première impression, un tableau aérien aux contours diffus, une ligne d’horizon incandescente chauffée à blanc, un ciel clair délavé sur un continent obscurcit par la brume… un fard noir qu’une pénombre matinale avait jeté sur le visage de Mumbaï, estompant ponctuellement les traits nerveux, difformes de cette folle furieuse, cette furie insomniaque à vie coulée dans un moule de béton… Mais à ce moment-ci, tout n’était encore que de l’ordre de la mauvaise rumeur. La panique était pour bientôt.
Taxi roublard
J’attrape un taxi, sans doute le pire de l’aéroport. Je n’ai pas de chance. D’abord énervement, le chauffeur m’est antipathique. Il a tout l’air d’un escroc, petit, gras, souple avec un regard porcin. Ce n’est pas grave, je ne vais pas rester longtemps avec lui. Nous nous rendons à sa voiture, une vieille carcasse finie. La banquette est à moitié arrachée et sent. On prend place. Je tiens à peine à l’arrière avec mon sac. Il démarre. En route, je lutte avec la portière pour au moins l’empêcher de s’ouvrir pendant le trajet et essayer tant bien que mal d’abaisser la vitre. Il fait chaud. Puis, le chauffeur commence à m’agacer. Il me harcèle de questions dans un anglais approximatif. Il m’agace à sans cesse perdre de vue la route. Il m’agace à tourner la tête un peu n’importe quand comme une toupie. Il m’agace à rire comme une bécasse. Il est très énervé et je ne vais pas être patient longtemps. Mais la politesse est l’enseigne des rois. Je ne suis pas roi mais je suis poli. En plus je ne suis pas chez moi et pour voyager loin, il faut ménager sa monture. Alors, je me tais. Mes yeux rougis de fatigue se ferment. Lui, il bifurque, il zigzague, il freine, il accélère, il donne des coups de volant, ramène la voiture en arrière, en avant, klaxonne à tout va, hurle à pleins poumons, finit par s’engager pied au plancher sur l’autoroute et fonce vers le cœur de la ville. Il se retourne à nouveau vers moi toujours comme une toupie. Il me dévoile ses dents noires, des dents très noires. Grimace : « Traffic in Mumbaï, from bad to worse. Mumbaï crazy sir, Mumbaï crazy! », me dit-il fièrement. J’en prends conscience peu à peu ici à pleine vitesse sur les boucles de l’autoroute.
Je suis en Inde.
À peu près deux heures sont nécessaires pour atteindre le centre-ville et venir à bout des bouchons. Vertige mêlé d’affolement, affolement imbibé de soulagement, un soulagement de deux heures de sécurité car connues stables, deux heures de courte durée, courtes mais… étrange sentiment… avec un fou pour conducteur…, pour ça, peu importe. Si je reste encore à l’écart de l’Inde protégé du capharnaüm, cela reste convenable. Je veux reculer le moment du premier contact. J’avoue, je suis inquiet. Ce chauffeur est une tête brûlée. Il n’hésite pas une seconde pour gagner un tout petit peu d’avance. Il prend en diagonale toute une autoroute à quatre voies où s’élancent des milliers de fous comme lui en même temps. Il le refait sans souci de la route cabossée. On vole dans les airs. J’ai mal au cœur. Je tente de garder le regard fixé sur cette frise de paysages défilant sous mes yeux. Je peine. Je suis anesthésié par la fatigue. Je ne sais pas si je dois vomir ou m’évanouir.
L’autoroute est en pente douce depuis l’aéroport. Nous la dévalons. Le bolide plonge dans la densité naissante d’un trafic matinal et progressivement se laisse absorber par des lambeaux de brouillard blanchâtre lourds immobiles au-dessus d’une immense cuvette que nous commençons à franchir. C’est alors que nous entamons la traversée de la balafre de la Cote Malabar, la cote Ouest de l’Inde : nous entrons dans le bidonville de Mumbaï, le plus grand en Asie qui par pure coquetterie s’est emmitouflé au fil du temps de nappes de gaz empoisonnés… à perte de vue.
Énigmatique Road to Hell
Cet endroit est l’épicentre du mal indien, du mal humain. L’enfer. Un foyer d’infections, l’une des fosses communales d’un continent défiguré, la meurtrissure d’un pays, une plaie béante souillée où pullulent et agonisent des âmes échouées aux abords de l’aéroport. Des gens à droite, des gens à gauche, des gens sur les toits, en équilibre sur des murs, des gens partout entassés. Ils balayent le bitume, ils s’occupent, ils errent d’une tâche à l’autre, ingrate et accablante. Entre perdition et dérive, le temps s’écoule dans le bidonville sans que l’on y prenne garde et la mort, sœur siamoise de ses habitants, en survenant ne les surprend jamais et pour les plus chanceux, d’un coup les emportera.
S’y entassent quelqu’un million de personnes dans une crasse noire, une puanteur rare, au milieu de piles de déchets, toutes emportées dans un désordre et une confusion inimaginables. Ils se confondent les uns les autres, se fondent et se diluent dans l’indifférence et l’absence de compassion. Proies régulières et désignées des assauts de la mer, des tempêtes de la mousson ou des cyclones, ils sont sujets au rejet de tout un pays qui n’en veut nulle part ailleurs que là, au fond de ce caveau.
Une image nette, des visages clairs, des yeux expressifs, des sourires cryptés, un monde inconnu où pèse un outrage glacial à la dignité humaine; tableau scellé au mur de ma mémoire sur clous en acier trempé.
Le matin ces automates en pagne se lavent avec l’eau des ruisseaux morts, mélanges stagnants de rejets chimiques et d’excréments, courants de liquides, de matières putrides. D’autres sont encore assoupis, en famille ou seul. Des enfants dorment encore aux petites heures du matin le long des rigoles ou des routes, sur le sol, sur des parapets, dans les caniveaux… le trottoir leur servant d’appui tête, un trottoir équitablement partagé avec les rats et les chiens errants.
Cependant, chose insolite au milieu de cet amas incompréhensible de tôle froissée, rouillée, trouée, de ces bâches de plastique fouettées par l’embrun de Back Bay ; entre les anneaux du long filet de flaques d’eau noirâtre qui serpente sur toute la zone, une nervure à haut risque du bidonville, (l’eau sale démultipliant les risques d’épidémies et de contagion), on peut compter des paraboles…
Donc, on regarde la télé… car sans elle, quoi ? La démence ? La démence de quoi? De ces existences gangrenées ? Peut être. Et puis, chez eux, c’est quoi la démence et la gangrène ? Regardés avec un œil peu aguerri, dans un premier temps détaché, interloqué, je n’ai rien compris et je n’en sais pas plus aujourd’hui. Les Indiens sont énigmatiques. Toutes ces questions restent toujours sans réponse, comme beaucoup d’autres d’ailleurs.
Et les autres habitants de Mumbaï, qu’en pensent-ils ? Cette indifférence apparente est-elle partielle ? Non. Cette indifférence est totale avec un flegme à toute épreuve.
L’Inde a violemment et en profondeur été pénétrée des influences occidentales. De plein fouet, Mumbaï en fut la principale cible, pour le meilleur comme pour le pire. Reprenant le flambeau de cette recherche inlassable de l’accumulation matérielle, une partie importante de sa population s’affaire, aveugle à ceux-là même qu’elle côtoie. Involontairement et délibérément égarée par l’opulence de plaisirs qu’elle a pu conquérir, elle ne peut plus aujourd’hui en abdiquer. S’en défaire, revenir en arrière est irréaliste. Naïvement livrée à des automatismes et des dépendances, les ayant cru sans conséquence, cette surenchère effrénée lui coûte une kyrielle d’images peu flatteuses. Une gloriole entachée, une réputation écornée par l’égocentrisme matériel et la myopie politique d’une conquérante oublieuse dont l’œuvre est la dérive désolante d’une frange de sa population. Est-ce permis de se comporter ainsi ? Quelle question ! Tout est permis ici ! Tout.
Alors à qui profite le crime ? … Mumbaï est une ville riche, très riche et très prospère où les castes dirigeantes exercent le pouvoir avec avidité et tyrannie.
Des permis de démolitions furent émis et octroyés en 1981, en 1986 etc., par les autorités municipales de la ville afin de nettoyer les espaces « encrassés » et d’en modifier l’aspect pour un « sunder Mumbaï » (beautiful Mumbaï). En pleine mousson, on y a sans scrupule exproprié nombre de gens ici, des gens gênants à la vue publique, des gens venus des campagnes, qui participèrent à l’édification d’un pan entier de la ville et qui indubitablement pesèrent de tout leur poids en la faveur d’une économie bouillonnante. Leur utilité fortement remise en question, leurs habitations furent détruites, leurs maisons de fortune abattues, des quartiers complets rasés pour leur signifier que leur départ était devenu nécessaire et que ceux qui n’en avaient plus besoin étaient exaspérés de leur présence. La municipalité récidiva en dépit de cette publicité douteuse à l’échelle internationale qui accompagna ces dépossessions. Aucune alternative ne fut proposée à ces intouchables.
Un contraste qui tétanise. Un travail de sape acharnée, une banqueroute éthique, un univers en faillite… actuel.
Propos vénéneux ? Plutôt une traduction (sans doute ?) maladroite d’un impact, d’un choc culturel brutal.
Recul et évidence
Malgré des conditions de vie défavorables pour beaucoup, malgré un réel danger pesant sur la santé humaine, Mumbaï est une ville spectaculaire. C’est un des plus importants pôles économiques d’Asie, un point magnétique d’une force considérable ; une ville peu ordinaire, une ville invraisemblable, exubérante, pour certains moderne, confortable. Elle est juxtaposition de l’ultra rationalité des impératifs de la haute finance sur les ronrons des cellulaires high tech d’Air Tel avec la subtilité et le raffinement de ce pays ancestral, inaccessible, invisible, pourtant en permanence omniprésents, indélogeables, réels ; un voile diaphane et léger, seul, servant de frontière, sorte de démarcation incertaine et mouvante avec le sacré.
Inopportune, imprévue, soudainement une dimension, l’Impénétrable, peut jaillir, faire irruption… et l’on y glissera à la dérobée sans s’en rendre compte, projeté sur des chemins de poussière intemporelle, vers des déesses mystérieuses aux mille tours et aux mille mains, vers des esprits malins aux mille odeurs et aux mille fleurs. On y vivra quelque chose d’unique, d’ineffable, d’exquis… privilège possible, privilège rare.
En vis à vis de Nariman Point, un quartier d’affaires, de l’autre coté de Back Bay se déploie Malabar Hill. Sur ses contreforts, un monde à l’envers en mouvement perpétuel, éternel où se dressent les Tours du Silence, un lieu stupéfiant. Un autre de ces défis à l’entendement…, la sépulture aérienne des Parsis, les dépositaires d’une coutume insondable. L’eau, le feu et la terre étant élément sacré, ils ne pratiquent ni la crémation, ni l’inhumation et ne livrent pas leurs morts à la mer. Leurs rites funéraires veulent qu’aux sommets de ces tours soient déposés leurs défunts dont les dépouilles doivent être livrées en pâture à des vautours sauvages. Qu’en penser ? …
Un camouflet possible à l’esprit fragile et poreux. En quête de significations illuminées, il n’y trouvera sur ces cartes tronquées… que le noir.
Coincée entre l’absurde et la raison, Mumbaï est une superbe funambule du Sud surgit du néant, une acrobate talentueuse, fière sur la corde raide de son destin. Oscillant avec grâce et légèreté, on sent néanmoins ses chevilles incertaines pouvant à tout moment lui faire faux bond, l’abandonner, la laisser basculer et s’écraser tout en bas. Évoluant indécise entre le ciel et l’enfer, brillante de ces contradictions indissociables, d’un coté somptueuses de l’autre terrifiantes, sa dualité d’extrêmes irréconciliables devrait néanmoins un jour pouvoir la laisser enfin prendre un envol définitif ou peut être… malheureusement… freiner cet incroyable démarrage et sceller sa perte. Écartelée entre l’abjection de cette pauvreté, le lot sinistre propre au Tiers-Monde et ce miracle, elle s’est lancée dans une course folle vers l’avenir, arrachant tout un pays, tout un peuple à son passé, les forçant coûte que coûte à dompter leur futur, à enfin relever la tête, s’imposer et rivaliser avec Singapour et l’Occident.
Le taxi fonce. Il est déjà sept heures du matin. La coagulation progressive du trafic va bientôt provoquer un embouteillage monstre, affaire banale. Cet imbécile de chauffeur le sait. Il continue d’accélérer les yeux rivés au compteur sans un regard pour tous ces parias. Il s’en fout.
L’exubérance
À l’aube, grandit et réapparaît la Mumbaï laissée sur les derniers coups de Minuit. Ankylosée par ses dernières crises de nerfs de la veille, elle est à nouveau prête pour une éruption.
Doucement, menaçant, son compagnon le soleil, cette malédiction enflammée des pays tropicaux reprend son envol que chaque minute de son ascension fait tout augmenter. À chacun de ses coups de poignard gonfle encore plus le flux autoroutier, s’amplifie le débit des passants, fond le bitume, toujours plus visqueux, plus liquide, en maintenant pour toujours dans le rouge tous les indices de pollution et d’alerte alors qu’enserrées dans cet étau de feu, lucidité méninges et volonté, condamnées, sont réduites en miettes.
Mumbaï est un des organes vitaux de la nation entière. C’est un Léviathan asiatique. Elle a toutes les facettes et tous les contours d’une ville d’Amérique du Nord mais en Asie. Elle ressemble beaucoup à New York par sa foule, cet océan compact, un monstre vivant, épais, moite, imprévisible à l’énergie fantastique. Elle y puise toutes ses forces. Géante et pourtant pour toujours destinée à la congestion et l’étouffement, la ville n’en peut plus de grandir sur ce bout de rocher, sur cette petite île qui la retient à la terre, l’y comprime sous cette chape de gaz toxiques, suppliciée. Hors de contrôle, elle n’endigue plus rien, n’arrête jamais sa machine constamment en production. Elle se recrée et dégurgite cette matière humaine, cette viscosité aqueuse, opaque. The Island of Mumbaï est un pied de nez à la discipline, un symbole éclatant de la sédition indienne.
On me dépose à Colaba. Il est huit heures. Le taxi redémarre en trombe dans un jet de pot d’échappement et disparaît. Je tousse. Quel drôle d’accueil ! La ville, survoltée, est entièrement réveillée. L’air agit comme une compresse chaude sur mon visage et mon cou, les gens se bousculent. C’est un flux continu. Je cherche un hôtel. J’en trouve un dans un renfoncement situé face à la grande Victoria Train Station. Je ne suis pas difficile. Impossible. Je suis au bord du coma. Je me réfugie au 4ème étage, déboussolé, abattu par la fatigue, assommé… Je suis encore conscient. Je conclus que l’appellation d’« hôtel » est abusive pour ce qui n’est en fait qu’un vulgaire bouge miteux au fond d’un cul-de-sac. Ma chambre est remplie de mouches, le matelas d’une colonie de puces et de fourmis. Je ne peux pas me remettre à chercher une autre chambre. Il fait déjà trop chaud dehors en ce mois de janvier.
Échos des marchés, des klaxons et cacophonie extérieure proches.
Le bruit constant, faible, diminue en intensité, les fenêtres sont closes, l’air conditionné en panne. Je sombre dans l’abîme, je m’endors au son des pales d’un ventilo en bois, le sommeil me saisissant facilement malgré une température à la limite du supportable.